Littérature: Me voici, Jonathan SafranFoer
Il flotte, sur les premiers chapitres du nouveau roman de Jonathan Safran Foer — l’auteur prodige de Tout est illuminé (2002), et d’Extrêmement fort et incroyablement près (2005), aujourd’hui âgé de 40 ans —, comme un parfum de catastrophe imminente. Peut-être ce sentiment est-il lié à la première phrase du livre, qui continue subrepticement de trotter dans la tête bien après qu’on l’a lue et, croyait-on, oubliée : « Quand la destruction d’Israël commença, Isaac Bloch se demanda s’il valait mieux se tuer ou emménager dans une maison de retraite juive » ? Ou bien est-ce simplement l’amoncellement des nuages qu’on voit s’agglomérer dans le ciel de la famille Bloch, promesse d’un énorme orage ? Tout commence avec la remise en cause de la bar-mitsva prochaine de Sam, 13 ans, accusé d’injures racistes par le rabbin. Sam est le fils aîné de Jacob et Julia Bloch, un couple de quadragénaires, installé à Washington DC. Lui est scénariste pour la télévision ; elle, architecte et décoratrice d’intérieur. A part Sam, ils ont deux autres fils, Max et Benjy. Un chien également, le brave et décrépit Argos. A quoi s’ajoute toute une parentèle, plus ou moins encombrante, dont le vieil Isaac, originaire de Galicie et ayant survécu trois quarts de siècle auparavant au génocide, est l’aïeul exténué.
Soit donc une famille américaine de la classe moyenne, juive et vaguement pratiquante — de plus en plus vaguement au fil des générations ; de plus en plus distraitement au fil des années en ce qui concerne Jacob et Julia, qui observent encore quelques rituels, mais essorés de substance (« Ils se raccrochaient à ce qu’ils pouvaient et tâchaient de ne pas penser au fait qu’ils étaient devenus laïcs »). Le lien à la religion n’est pas le seul à s’être distendu, la relation conjugale de Jacob et Julia s’est, elle aussi, étiolée (entre eux, écrit Foer, « la conversation ne cessait de s’étendre, mais ils ne savaient plus très bien de quoi ils parlaient »). Au point que l’addition des non-dits, des frustrations et des trahisons supposées ne semble pouvoir se solder autrement que par une séparation.
La dissection par le romancier du processus de corruption et d’usure du sentiment amoureux, aux prises avec la vie domestique et le temps, est proprement saisissante d’acuité. C’est sans doute là le motif central de Me voici, développé à travers les pensées et les actes équitablement considérés de Jacob et de Julia : le passage des ans et la sévère opération de nettoyage à sec qu’il inflige aux utopies individuelles que sont l’amour, le désir, mais également la loyauté vis-à-vis des aspirations de jeunesse, la fidélité à une foi, une appartenance, un héritage tant familial que spirituel. La mélancolie inhérente à ces questionnements, Jonathan Safran Foer choisit de la contrer par une formidable vivacité et de la revêtir d’une intense drôlerie — usant notamment pour cela d’un art virtuose du dialogue, dans lequel il donne libre cours à une forme de trivialité assumée, et même d’obscénité allègre, qui ne peut que faire penser aux premiers Philip Roth, tels les réjouissants Goodbye Columbus et Portnoy et son complexe.
Le ton de Foer ne change pas lorsque, au mitan du roman, la géopolitique et la dystopie s’invitent dans la vie déjà mouvementée de la famille Bloch. Cela par l’entremise d’une menace de conflit armé entre Israéliens et Arabes au Proche-Orient, faisant suite à un violent tremblement de terre qui a ravagé Israël. « Les informations qui arrivaient jusqu’en Amérique étaient sporadiques, peu fiables et alarmistes. Les Bloch firent ce qu’ils faisaient le mieux : ils oscillèrent entre réaction excessive et refoulement. » Tandis que les cousins israéliens débarquent à Washington, que meurt l’ancêtre Isaac, que s’organise pour Sam une bar-mitsva de fortune, que dépérit Argos le chien, que Jacob fait le projet d’aller en Israël…, Jonathan Safran Foer ne perd jamais des yeux son intimiste sujet. Si les péripéties historico-hypothétiques épicent la narration et entretiennent une réflexion sur l’expérience juive de la diaspora, elles constituent aussi, pour l’examen de l’amour déchu de Jacob et Julia, le matériau d’une pénétrante scénographie. Qui ne donnera finalement pas tort au verdict de Julia : « J’ai tourné sept fois autour de toi et je t’ai entouré de tout mon amour pendant des années, et le mur s’est effondré. C’est moi qui l’ai fait tomber. Mais tu sais ce que j’ai découvert ? Ton plus grand secret, c’est que tu es un mur tout entier. Rien d’autre qu’un mur… »
source : Télérama
Here I am, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Roques, éd. de l’Olivier, 752 p., 24 € (en librairies le 28 septembre).